Selon le dernier rapport de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), 41% des espèces d’amphibiens sont aujourd’hui menacées. Outre la modification et la destruction des habitats, l’agriculture intensive et l’exposition à des polluants chimiques comme les pesticides constituent les principaux facteurs du déclin mondial des amphibiens. Plusieurs études portant sur l’impact de l’agriculture intensive sur les amphibiens ont montré des effets néfastes sur la santé des œufs et des têtards, l’état corporel des adultes et la morphologie.
Les amphibiens peuvent être exposés aux pesticides tout au long de leur cycle de vie :
- pendant la phase de reproduction et le développement larvaire dans leurs habitats aquatiques en raison de la dérive des pulvérisations, du ruissellement et des drainages ;
- plus tard, les populations post-métamorphiques, juvéniles et adultes peuvent absorber des pesticides provenant par exemple de sols contaminés.
Malgré cette exposition chronique, les effets des polluants chimiques sur le déclin des amphibiens ne sont pas encore bien compris. La plupart des études écotoxicologiques sont réalisées en laboratoire et se concentrent sur les effets aigus des pesticides, c’est-à-dire ceux entraînant une mortalité directe aux stades aquatiques ou, plus rarement, terrestres de la vie. Or, les effets chroniques et sublétaux se traduisant par une reproduction altérée ou par un développement déficient de la progéniture peuvent également entraîner un déclin des populations d’amphibiens.
D’une part, ces effets peuvent se produire en raison d’une toxicité systémique directe sur les amphibiens. D’autre part, les pesticides peuvent également affecter indirectement la reproduction des amphibiens en interférant avec leur alimentation ou en affectant leur comportement et ainsi leur utilisation de l’habitat, la prédation, le comportement d’accouplement et la connectivité des populations.
Bien que la viticulture soit l’une des cultures les plus intensives en termes de quantité de pesticides utilisée, les études sur les effets des pesticides sur la reproduction des amphibiens dans les paysages viticoles n’existent pas encore. Or, en raison de l’exposition combinée des amphibiens aquatiques et terrestres aux pesticides viticoles, des effets néfastes à long terme sur la reproduction sont probables.
Pour remédier à ce manque de connaissances, une nouvelle publication scientifique, parue le 20 janvier dernier, a eu pour but d’étudier la capacité de reproduction des crapauds communs dans le territoire viticole du Palatinat, dans le sud-ouest de l’Allemagne. Plus spécifiquement, les chercheurs ont considéré 5 étangs distincts correspondant à un gradient de contamination par les pesticides en raison d’un environnement agricole variable selon les sites. Ce gradient a été validé par la recherche de pesticides dans les différentes eaux. Par ailleurs, le crapaud commun a été utilisé car c’est l’espèce d’amphibien la plus commune en Europe centrale et il occupe un large éventail de types d’habitats, y compris des paysages agricoles comme les vignobles. Il a de plus été observé des déclins de populations au niveau local, même si l’espèce n’est pas considérée comme menacée au niveau international et national.
Dans ces expériences, les crapauds de l’étang le plus contaminé ont montré en moyenne une fécondité 1,5 fois plus élevée que les crapauds de l’étang non contaminé. Ceci semble s’expliquer par une masse corporelle et donc un nombre d’œufs plus importants chez les femelles des étangs contaminés. Cette augmentation de la taille corporelle pourrait soit suggérer un ajustement potentiel au cours du vieillissement, soit certaines spécificités de l’habitat. Par exemple, des densités de population plus faibles dans les paysages agricoles pourraient diminuer la concurrence intra- et/ou interspécifique conduisant à des individus plus grands.
Concernant le taux de fertilisation, il a lui été affecté négativement par la contamination croissante des étangs par les pesticides, ce qui suggère que les populations les plus exposées souffrent de troubles de la reproduction à long terme. Plusieurs raisons peuvent avoir conduit à la baisse du taux de fertilisation observée. En raison de l’augmentation du nombre d’œufs par femelle, le succès de la fécondation masculine peut être réduit. Par ailleurs, des troubles du comportement pendant l’accouplement peuvent également entraîner une baisse du taux de fécondation. Les propriétés de perturbation endocrinienne de certains pesticides peuvent aussi avoir conduit à cette diminution, par exemple en raison d’une altération de la spermatogenèse qui a déjà été signalée après l’exposition des grenouilles à l’herbicide atrazine. Une autre raison peut être un effet sur le développement sexuel féminin.
Une diminution des taux de survie et de la taille des têtards a également été observée avec l’augmentation de la contamination par les pesticides, ce qui entraîne de fait un déclin de la population. En effet, outre le taux de survie seul, la taille corporelle est un déterminant essentiel de la forme physique des individus. Des têtards de plus petites tailles au moment de la métamorphose ont un taux de survie moins important lors de la première hibernation et jusqu’à la maturité, ainsi qu’un retard dans l’atteinte de la taille de reproduction. La réduction de la taille corporelle est également un inconvénient à l’âge adulte pour la reproduction car elle affecte la fécondité des femelles et le succès de l’accouplement des mâles.
D’une part, la réduction de la taille de la progéniture peut être une conséquence à long terme de la pollution chronique par les pesticides sur plusieurs générations. En 2005, des effets transgénérationnels (en l’occurrence une diminution de la capacité spermatogénique et une augmentation de la stérilité masculine chez quatre générations) ont été observés chez les rats après l’exposition à des perturbateurs endocriniens. Ainsi, l’exposition précoce des parents peut entraîner une altération de la viabilité de la progéniture. Pour vérifier les raisons proposées des troubles de la reproduction concernant les effets perturbateurs sur le système endocrinien, des analyses de tissus, par exemple des thyroïdes et des gonades, seraient nécessaires. Toutefois, la présente étude a été conçue et réalisée sans interférences mortelles ni prélèvements de tissus des populations d’amphibiens.
D’autre part, la réduction de la taille de la progéniture provenant de bassins très contaminés peut être le fruit d’une résistance adaptative évolutive ou de processus de détoxication. Des effets similaires ont été observés pour les populations de poissons urbains qui ont développé une tolérance aux polluants toxiques. Par exemple, la production accrue d’œufs dans les étangs contaminés peut être considérée comme une adaptation visant à améliorer la viabilité des embryons en contrebalançant les effets négatifs des pesticides sur leur développement.
Bien que les amphibiens soient particulièrement affectés par les pesticides en raison de leur cycle de vie biphasique, ils ne sont pas encore pris en compte dans l’évaluation des risques environnementaux des pesticides dans l’UE. Or, ces données suggèrent des effets inhibiteurs des pesticides utilisés actuellement sur la capacité de reproduction des amphibiens, ce qui pourrait contribuer au déclin des populations. Ainsi, il faut non seulement étudier les effets aigus sur les amphibiens, mais aussi les effets sublétaux sur la reproduction à un l’échelle populationnelle. Comme les données impliquant des scénarios de terrain analysant les effets de multiples pesticides sur la reproduction des amphibiens sont considérablement rares, ces résultats sont d’une importance significative pour la conservation des amphibiens dans les paysages agricoles.
Source :
Adams, E., Leeb, C. & Brühl, C.A. Pesticide exposure affects reproductive capacity of common toads (Bufo bufo) in a viticultural landscape. Ecotoxicology (2021). DOI : https://doi.org/10.1007/s10646-020-02335-9